La petite tzigane hésite, les autres, là-bas, vont bientôt manger, la chercher... elle tourne le regard en direction des roulottes mais, c'est cette nuit, la nuit de la Saint-Jean... Savoir de quoi demain sera fait, prédire l'avenir, devenir riche... l'envie la presse, la crainte soudain... Elle hésite encore et encore puis...
Elle ira, c'est décidé.
Alors, elle avance dans la direction indiquée par la vieille femme, avance sans plus hésiter, tout droit. Les arbres se serrent, les buissons s'épaississent, le sentier rétrécit. Kéja marche d'un pas décidé, court presque. Les branches accrochent sa robe au passage. Elle se dégage vivement, avance encore, tout droit. Soudain, un serpent à l'énorme gueule se dresse au milieu du petit sentier, tête dressée, prêt à bondir. Kéja frissonne, mais ne détourne pas le regard. Elle fixe le serpent et se faufile entre la haie touffue des arbustes et l'animal. Celui-ci disparaît en sifflant sans attaquer la fillette.
Elle accélère. Le sentier est si étroit que les branches égratignent ses bras nus jusqu'au sang. Elle continue sa course sans prêter attention aux épines qui déchirent sa pauvre robe. Ce n'est plus dans la mousse que s'enfoncent ses pieds nus. Les pierres aiguës l'ont remplacée depuis longtemps mais Kéja court maintenant, insensible à la douleur. Tout droit, toujours tout droit... La nuit est de plus en plus sombre. La forêt dissimule les étoiles qui pourraient la guider. Elle court, Kéja, elle court, n'entend même plus son coeur qui bat la chamade et s'emballe ! Elle suit ce chemin montré par la vieille femme, ne pense qu'à la fleur de fougère, échappe peut-être à son destin et court, court...
Et voilà qu'un château fabuleux se profile, brillant des mille feux d'une fête aux chandelles. Il est plus somptueux que tout ce qu'elle avait imaginé ! Une musique plus gaie qu'un violon tzigane qui chante, plus triste aussi qu'un violon tzigane qui pleure parvient à ses oreilles. Elle aperçoit des hommes et des femmes richement vêtus qui dansent et tourbillonnent. Instinctivement elle ralentit le pas, hume le fumet délicieux des viandes grillées qui s'échappe des fenêtres du rez-de-chaussée. Ne t'arrête pas petite tzigane, ne t'arrête pas ! La voix de la sombre grand-mère résonne dans sa mémoire. Tout droit, tout droit... ne t'arrête pas ! Elle reprend sa course, pleine de regrets mais laisse le château derrière elle.
Le bruit d'une cavalcade s'approche, un beau et jeune cavalier monté sur un fier coursier noir approche. Elle court, Kéja, elle court ! Il est de plus en plus proche, sa main tient un bouquet de roses. "C'est pour toi !" crie-t-il.
Kéja est tentée de s'arrêter, de répondre, il semble si aimable et si joyeux ! Ne t'arrête pas, Kéja, le coeur d'une tzigane n'est pas fait pour un étranger aussi beau soit-il ! Cours, cours, tout droit, toujours tout droit! Le cavalier disparaît. Kéja avance encore, elle tend l'oreille, croit entendre... mais oui ! c'est bien une cloche... une église... elle compte les coups... dix... onze... douze...
Soudain devant elle, apparaît une fleur magnifique, la fleur de fougère. Elle scintille comme un diamant aux mille facettes, elle est délicate, parfumée.... Elle ne ressemble à aucune autre, et renvoie les reflets de la lune enfin dégagée. Kéja tend la main, va la cueillir, l'effleure...
Elle arrête son geste, la main comme suspendue dans les airs...
Qu'allais-tu faire ? se dit-elle. Es-tu folle, Kéja ? A quelle vie te préparais-tu ? La richesse, les beaux atours, les bijoux ? A quoi bon ? Connaître l'avenir ? Savoir à l'avance de quoi demain sera fait ? Ne plus avoir le bonheur d'espérer ? Ne plus connaître le désir, l'inquiétude, l'impatience ? Ne plus avoir la joie de la surprise ? Rien de nouveau à découvrir ? Laisse là cette fleur de fougère, Kéja !
Qu'importent la faim, le froid, les incertitudes du moment qui vient, l'orage, la pluie, le vent ! Qu'importent les pieds nus, les robes trouées, les cailloux du chemin et les épines des arbres !
Alors Kéja rebrousse chemin en riant, vers les roulottes, sans cueillir la fleur de fougère.