Cliquer pour démarrer la musique
Il était une fois un roi, qui vivait dans le royaume de Leinster en Irlande. Pour le distraire pendant les longues soirées, ce roi avait un conteur. Un excellent conteur. Le meilleur conteur que l'on puisse trouver à des lieues à la ronde. Et le roi en était très fier.
Chaque soir, il le faisait appeler, le conteur lui narrait une nouvelle histoire ou une nouvelle anecdote. Depuis sept ans, il lui en contait même deux par nuit, sans jamais se répéter. Il trouvait toujours du nouveau à raconter et cela distrayait beaucoup le roi. Le souverain l'estimait tant qu'il lui avait fait construire une maison superbe près du palais. Il lui avait donné des chevaux et des chiens... Il vantait ses talents à ses invités et parlait de lui dans les cours étrangères dont il était l'hôte, parfois. Aussi, bien loin du royaume de Leinster, avait-on entendu parler du talent du conteur du Roi de Leinster et de ses histoires.
Or, voici qu'un soir, le conteur commença une histoire qui lui semblait très belle lorsque le roi s'écria:
- Non ! Pas celle-ci ! Je la connais déjà ! Raconte-m'en une autre ! Sinon honte sur toi ! Méfie toi de mon courroux !
Le conteur réfléchit un moment, il eut beau fouiller sa mémoire, il ne trouva pas d'autre histoire à raconter. Alors, tremblant, il prit son courage à deux mains et s'adressant au roi, il dit:
- Pardonnez-moi, Sire, mais tout homme a ses faiblesses et ce soir, je ne trouve pas d'autre histoire à vous conter. Je n'arrive pas à rassembler mes idées, je suis troublé. Ne me punissez pas pour une faiblesse passagère. Ne vous ai-je pas comblé pendant tant d'années ?
Le roi se sentit pris en faute mais il était furieux, il conclut la scène en menaçant:
- Moi, je n'ai jamais eu de faiblesse et je n'en aurai jamais ! Le roi de Leinster se doit d'être puissant, il n'a pas à faiblir ! Mieux vaut mourir plutôt que de faiblir !
Le conteur baissa la tête en silence. Il chercha un moyen de plaire à son souverain et ne trouva qu'une petite histoire sans grand intérêt. Son envie de conter ne venait plus du coeur. Elle était dictée par le devoir et la peur.
Il parvint tout de même à dire jusqu'à ce que le roi tombe profondément endormi.
En réalité, le roi n'aurait pas changé de conteur pour tout l'or du monde. Mais il se garda bien de l'avouer. Ce soir-là, le conteur rentra dans sa maison, près du palais, fort abattu et il eut bien du mal à s'endormir.
Le lendemain matin, comme tous les matins, il partit se promener dans le parc alentours, là où l'inspiration lui venait. Il voulait trouver une histoire fabuleuse pour effacer la honte de la veille. Il songea à ce qu'il allait raconter. Il fit quelques essais...
"Il était une fois trois princes irlandais..." la suite ne venait pas... Alors, il essaya une autre histoire:"Il était une fois un vieux mendiant..." Mais il n'eut pas la moindre idée de ce qui pouvait bien arriver à ce pauvre homme ! Il était atterré, son imagination l'avait abandonné ! Rien, rien, ne pourrait le consoler de la honte qu'il éprouvait. Sa femme l'appela pour déjeuner mais il lui répondit:
- Tant que je n'aurai pas trouvé un conte pour ce soir, je ne mangerai pas la moindre miette !
Son épouse rentra dans la maison sans rien dire. Elle savait qu'il était inutile de répondre quoique ce soit. Le conteur continuait sa marche, il essayait différents contes mais sitôt la première phrase dite son imagination s'arrêtait. Soudain, il remarqua une grosse masse sombre à la lisière du parc. Il ne l'avait jamais vue et en fut très intrigué. Il siffla son chien favori et suivi par la bête alla se rendre compte de ce qu'était cette chose. Plus il se rapprochait plus sa curiosité était aiguisée. Cette masse semblait être ...... en effet ! c'était un homme ! un vieux mendiant en loques avec une jambe de bois, assis sur un rocher plat. Courbé, il remuait des dés dans un gobelet en bois.
- Que fais-tu ici ? Qui es-tu ? Que cherches-tu ?
- Ne vois-tu pas que je suis un vieux mendiant avec une jambe de bois ? Je me repose et j'attends quelqu'un qui voudra bien jouer avec moi pour me faire oublier mes peines et mes douleurs, répliqua le vieillard en marmonnant.
- Et tu crois que quelqu'un va venir ici et jouer aux dés avec toi ?
- Pourquoi pas ! J'ai sur moi assez d'or pour tenter un joueur ! répondit le mendiant en le regardant d'une étrange façon.
Le conteur pensa: si joue avec lui, j'aurai quelque chose de nouveau à raconter au roi ce soir. Alors, il s'installa sur le rocher face à lui et ils se mirent à jouer. Le conteur perdit et perdit encore... Bientôt, il ne lui resta plus un sou, ni maison, ni chiens, ni chevaux.
- Au moins, j'aurai quelque chose à raconter ce soir.... soupira-t-il furieusement.
- Joue encore, tu auras peut-être plus de chance, le tenta le vieillard.
- Tu vois bien que je n'ai plus rien à jouer, me voilà devenu plus pauvre que toi, mendiant, je n'ai même pas un bâton de marche !
- Il te reste ta femme, suggéra le mendiant.
Ils mirent la femme en jeu, et le conteur perdit encore.
- Nous allons jouer une dernière fois, dit le vieillard.
- Tu sais bien que ce n'est pas possible, répliqua le conteur en larmes.
- Toi, mets-toi comme enjeu. Si tu gagnes, tu récupères tout ce que tu as perdu plus mes ducats, si je gagne, tu m'appartiendras.
Un instant plus tard, le conteur était devenu la propriété du mendiant.
- Bien, fit celui-ci, à présent dis-moi en quoi tu veux être changé: en lièvre, en chevreuil, en renard ou en sanglier ?
- Qu'est-ce que tu veux que ça me fasse, se lamenta le conteur, sans même trouver cela étrange tant il ressassait sa bêtise et sa faiblesse. Disons en lièvre, si cela peut te faire plaisir....
Alors, le vieillard le toucha de son bâton et aussitôt un lièvre sautilla sur la pierre qui avait servi de table de jeu. Il n'eut même pas le temps de remuer les oreilles que le chien du conteur bondit sur lui ! Il lui donna la chasse autour de la pierre, dans les allées du jardin où le lièvre pensait se réfugier et l'attrapa par le cou pour le rapporter vivant au mendiant.
- Bien ! Bon chien ! s'exclama celui-ci.
Puis il toucha à nouveau le lièvre avec son bâton et le lièvre redevint homme, un homme tout soufflant, tremblant et sanglotant.
- Il eut mieux valu me laisser dévorer par mon chien, gémit-il.
- Pourquoi ? A présent tu sais ce qu'éprouve un malheureux lièvre pourchassé par un chien de chasse et tu pourras le raconter au roi !
- Mais, qui es-tu, à la fin et pourquoi joues-tu avec moi comme le chat avec la souris ? se révolta le conteur qui commençait à voir l'incongruité de la situation.
- Si tu veux le savoir, viens avec moi, je te promets que d'ici ce soir tu auras plus de connaissances du monde et des hommes qu'auparavant.
Que voudriez-vous que fasse le conteur ? Il avait tout perdu. Il n'était même plus maître de lui-même ! Avait-il seulement le choix ? Il suivit le vieux mendiant.
Ils traversèrent le jardin en suivant l'allée. Le mendiant boîtait et avançait lentement. Souvenez-vous de sa jambe de bois... Arrivés devant la grille, ils firent une pause. Le mendiant saisit le conteur par la manche et ils devinrent aussitôt invisibles. Le vieillard lui intima l'ordre de se taire et ils se rendirent au château royal. Le roi, justement achevait un copieux repas et réclamait son conteur.
Il envoya un valet pour le quérir. Le mendiant retenait le conteur qui souhaitait répondre à l'appel de son souverain.
- Non ! lui dit-il, pas encore ! Attends, je te dirai !
Le valet revint bredouille: le conteur demeurait introuvable, même sa femme ignorait où il se trouvait. Rappelez-vous, elle l'avait laissé dans le jardin bien avant la terrible recontre et ignorait tout de ses mésaventures.
- ça alors ! C'est un peu fort ! Mon conteur, à court d'idée hier soir, est introuvable ce midi ! s'emporta le roi.
Alors le mendiant chuchota au conteur:
- Voilà... Le moment est venu pour moi, laisse-moi faire, ne dis pas un mot, observe...
Il appuya contre la porte et apparut aux yeux de tous, maigre, en haillons, chaussés de souliers éculés, échevelé, sale et puant.
- Que cherches-tu ici ? grogna un soldat qui gardait la porte.
- Je suis venu pour distraire le roi. J'arrive de très loin, de vallées profondes où chantent les cygnes blancs. Une nuit, je suis sur une île, une autre sur le continent. Un soir auprès d'un roi, un autre auprès d'un prince. J'ai vu beaucoup de choses. Le roi aura peut-être plaisir à m'entendre...
Ce fut le roi, surpris mais distrait par l'intrusion qui lui répondit:
-Attends ton tour ! Je t'écouterai lorsque mes harpistes auront fini. Ce sont les meilleurs musiciens du pays. Ils viennent des quatre coins d'Irlande. Dis-moi, as-tu jamais entendu de musique aussi belle ?
- Oui, j'en ai entendu. Oh ! Je ne dis pas que les vôtres jouent mal, mais à côté de ceux que j'ai entendus un jour sur l'Ile de Man, ils jouent comme un chat sur la queue duquel on aurait marché, ou comme des moustiques bourdonnant autour d'une torche enflammée, ou comme une mégère se disputant aigrement avec son mari !
En entendant cela, les musiciens posèrent leurs instruments. ils dégainèrent leur épée et se lancèrent à l'assaut du vieillard. Mais ils étaient si aveuglés par la colère qu'aucun coup ne le toucha, ils ne réussirent qu'à se blesser mutuellement.
- Assez !!!!!!!!! hurla le roi. Non seulement mon conteur s'est envolé mais ce vieux fou vient semer la panique parmi mes musiciens. Gardes ! Pendez-le !
Les gardes se saisirent de l'homme qui n'opposa aucune résistance. Il se laissa emmener sans broncher dans la cour où se dressait la potence et là, ils le pendirent, puis leur besogne terminée, retournèrent dans la salle du trône.
Un jongleur venait de commencer son numéro, le roi paraissait se détendre, les gardes étaient satisfaits du travail accompli, alors, sans que rien ne l'annonce, le vieux mendiant apparut à la porte tenant une chope de bière dans une main, son bâton dans l'autre.
- Nous venons de... le... pendre... balbutièrent-ils ensemble.
- Regardez-moi bien, répondit le vieillard, ai-je l'air de quelqu'un qu'on a pendu ? Pourrais-je déguster cette bière si cela était le cas ?
Et pour souligner ses paroles, il vida la chope d'un trait.
Le roi se mit à hurler et à trépigner. Les gardes coururent à la potence pour voir, de leurs yeux voir, cette chose qu'ils savaient impossible, et là, leurs cheveux se dressèrent d'effroi sur leur tête, car il n'y avait pas un mais trois pendus à la potence, et ces pendus n'étaient autre que les frères du roi !
Il était impossible de cacher une telle horreur au seigneur, aussi se rendirent-ils à nouveau dans la salle du trône, ils tombèrent à genoux devant le souverain, implorèrent sa grâce, gémirent et pleurèrent, et dirent... Désespéré, le roi se précipita jusqu'à la potence, les gardes sur ses talons, pour constater son malheur, mais ce qu'ils trouvèrent dans la cour leur sembla encore plus terrible si cela était possible. Il n'y avait plus aucune trace des trois frères. A leur place, se balançaient les corps des musiciens avec leurs instruments.
Les gardes s'enfuirent persuadés d'une quelconque diablerie, le roi demeura planté là, stupéfait et anéanti. Seul le chef des gardes eut la présence d'esprit d'attraper le mendiant et de le traîner vers la potence.
- Par pitié, combien de fois vas-tu m'envoyer dans l'autre monde ? Et cela uniquement parce que la musique du roi n'est pas à mon goût ! ricana le mendiant.
- Qu'est-il advenu aux frères du roi et à ses musiciens, répondit l'autre.
- Rien, rien du tout, que veux-tu qu'il leur soit arrivé ? Regarde donc, ils sont installés là, devant la porte du château et ils semblent fort réjouis !
Ceux qui étaient présents tournèrent la tête dans cette direction et quelle ne fut pas leur stupéfaction de voir les trois frères du roi trinquer avec les musiciens et rire à gorge déployée. Ils se tournèrent vers le mendiant pour comprendre ce mystère, et soudain le mendiant disparut, comme s'il n'était jamais venu.
Il retrouva le conteur qui n'avait pas bougé, épouvanté puis amusé par les évènements et qui déjà se racontait de superbes histoires.
Le mendiant lui saisit de nouveau la manche et ils se retrouvèrent comme par enchantement, assis face à face sur le rocher du jeu.
- Reprends tout ce qui est à toi, dit le vieux mendiant, et retourne au château. Tu as maintenant de quoi conter au roi.
- Tu sais bien que j'ai tout perdu, même ma chère épouse, répondit le conteur en secouant tristement la tête.
- Tu n'as rien perdu du tout. Je n'ai pas respecté les règles du jeu en employant mes pouvoirs magiques. Comme tu as pu le constater, ces pouvoirs sont puissants. Je ne suis pas un manant mais l'enchanteur Angus. Je sais que tu es fidèle au roi et combien tu lui as rendu de bons services. J'ai juste voulu t'aider lorsque je t'ai vu dans l'embaras. N'avais-tu pas commencé l'histoire de trois princes ? Et celle d'un vieux mendiant ?
Le conteur n'en revenait pas ! L'enchanteur Angus, là, devant lui, et il était venu à son secours.... cela paraissait incroyable. Mais cela était.
- Sois tranquille, reprit l'enchanteur, je ne t'embêterai plus. Je préfère aller au château du roi et t'écouter conter, car tu es bien le meilleur des conteurs. J'ai su te transformer en lièvre, gagner au jeu, pendre et dépendre, créer l'illusion grâce à mes pouvoirs mais je serais bien incapable de conter comme toi des histoires qui sont célèbres dans tout le royaume d'Irlande.
Et l'enchanteur Angus disparut, une fois de plus. Le conteur se rendit directement chez le roi et lui raconta tout, du début jusqu'à la fin.
- S'il t'arrive un jour d'être à court d'idées, lui dit le souverain à la fin du récit, s'il te plait, redis-moi celle-ci et nous rirons bien ensemble. Et s'il m'arrivait d'oublier, ce dont je doute, combien je me suis senti faible et impuissant devant ce mendiant, alors, raconte-la moi encore, et encore. Vois-tu, une histoire bien racontée, par un très bon conteur, peut s'écouter plusieurs fois.